Au coeur de la crise d'octobre - L’histoire de Robert Demers

 

 

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50 ans après la Crise d’Octobre, voici le récit de l’avocat du premier ministre de l’époque, Robert Bourassa. Robert Demers a 34 ans au moment où les terroristes de deux cellules du FLQ enlèvent James Richard Cross, puis Pierre Laporte, en octobre 1970. 

Nommé négociateur du gouvernement du Québec pour tenter de mettre un terme aux enlèvements en préservant la vie des deux otages, Me Demers livre ici une version unique de cette tragédie.  

HISTOIRES DU MONDE est fier de publier ce témoignage : une incursion à l’intérieur du gouvernement lors de l’une des pages les plus sombre de notre histoire. 

Négociateur du gouvernement 

Je suis arrivé chez moi à Montréal dans l'après-midi du lundi 12 octobre. À peine entré dans la maison, le téléphone sonne. Je réponds, Charles Denis, directeur de l’information du Conseil exécutif du gouvernement du Québec, est au bout du fil. Charles et moi sommes de vieux amis, nous avons tous les deux travaillé à la même époque à la Bourse de Montréal. C’est par lui que passe toute l’information qui est diffusée par le bureau du premier ministre. Il m’informe que Robert Bourassa lui a demandé de préparer un communiqué de presse annonçant ma nomination comme négociateur pour représenter le gouvernement du Québec dans les pourparlers avec le FLQ. Le premier ministre m’attendait et il allait me remettre une déclaration faite la veille lors d’une conférence de presse, puis me faire rencontrer le conseil des ministres. J'étais, comme tout le monde, au courant de l’enlèvement de James Cross. (…)

À titre de ministre de la Justice et procureur général, Jérôme Choquette était responsable de l’affaire Cross. L’enlèvement de Laporte changeait toutefois la situation. Le dossier passait des mains du ministère de la Justice au ministère du Conseil exécutif. Le premier ministre et le conseil des ministres s’occupaient dorénavant de cette affaire. Charles Denis me fit une revue complète de tous les évènements depuis le 5 octobre 1970, date où James R. Cross avait été enlevé par le FLQ. (…) J’ai prévenu ma femme de ce qui arrivait et je suis parti. Je n’allais pas rentrer chez moi pour plusieurs jours, la laissant seule avec nos deux enfants. La Sûreté du Québec, puis l’armée canadienne allaient veiller sur ma famille et ma résidence.

Rencontre avec Robert Bourassa et le conseil des ministres

J’avais déjà lu la déclaration qu’il avait fait le 11 octobre 1970. J’avais aussi lu les communiqués du FLQ et leurs demandes. Robert Bourassa, faisant référence à sa déclaration, me souligna le passage de celle-ci où il déclarait :

 « C’est parce que nous tenons véritablement à la vie de Pierre Laporte et à celle de M. Cross que nous voulons, avant de discuter de l’application des demandes qui sont faites, établir des mécanismes qui garantiraient, si l’on veut prendre l’exemple dont parle M. Laporte, que la libération des prisonniers « politiques » ait comme résultat certain la vie sauve aux deux otages. Il y a là un préalable que le simple bon sens nous force à demander. Voilà ton mandat. Je veux que tu discutes avant tout de ce préalable, nous allons dans un moment rencontrer le conseil des ministres qui va confirmer ton mandat, » me dit-il. « Je tiens à nous assurer que la situation ne se détériore pas. J’ai demandé à tous de ne faire aucune déclaration qui pourrait envenimer la situation. Charles Denis, Jean Prieur, Julien Chouinard et les hauts fonctionnaires du ministère du Conseil exécutif vont te fournir l’appui dont tu auras besoin. Tu peux rencontrer les responsables de la Sûreté qui vont te faire un briefing sur la situation, tâche d’entrer en contact avec le FLQ le plus rapidement possible pour éviter une nouvelle action de leur part. »

L’avocat des felquistes

Robert Lemieux, avocat de plusieurs membres du FLQ, avait été désigné la veille, le 11 octobre, par le FLQ pour les représenter. Il était à ce moment en état d'arrestation pour obstruction à la justice et s’était retrouvé dans le fond d’une cellule de détention située dans le quartier général du Service de la Police de Montréal. Je m’y suis rendu immédiatement en soirée, le lundi 12 octobre, après avoir rencontré les membres du conseil des ministres et les responsables des corps policiers. Je ne suis pas un habitué des prisons, n’ayant jamais pratiqué ma profession dans le champ du droit pénal. L’endroit m’a semblé particulièrement lugubre. Pas de fenêtre, lumière blafarde d’un néon au plafond. Robert Lemieux était assis sur le petit lit en métal qui meublait la cellule. Je lui ai expliqué que je venais d’être nommé par le gouvernement comme représentant de celui-ci. J’étais donc prêt à examiner avec lui mon mandat et les demandes du FLQ, puisque le FLQ l’avait désigné comme interlocuteur. 

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On se connaissait, mais pas très bien. On pratiquait le droit dans des domaines fort différents, lui le pénal, moi la finance. On ne s’était pas connus à l’Université McGill, où nous avions tous les deux étudié, car il avait quelques années de moins que moi. Par contre, nous nous étions rencontrés lors d’un congrès du barreau. Je me souviens particulièrement d’avoir partagé un repas avec lui et Me Louise Coté. Je ne me rappelle pas que nous ayons eu alors une conversation autre que badine. Il ne m’avait laissé alors aucune impression. Il me dit qu’il était prêt à commencer les négociations dès qu’il serait libéré. J’étais d’accord avec lui sur ce dernier point. Je ne trouvais pas l’endroit propice à une discussion. Je suis reparti et j’ai demandé à Julien Chouinard de téléphoner à Me Jacques Ducros, procureur-chef de la Couronne et sous-ministre associé aux affaires criminelles du ministère de la Justice du Québec. (…). Robert Lemieux fut libéré sur parole le lendemain. 

Préparer les négociations

J’ai passé le reste de la journée et la matinée du lendemain avec diverses personnes qui m’ont donné des informations sur la situation. J’ai même visionné le film « La Bataille d’Alger »[1]. J’en ai retenu, que comme négociateur, il valait mieux que je sois prudent personnellement dans mes rapports avec les terroristes (…). 

Nous entreprenions la première de trois journées de discussion. Les rencontres avec Me Robert Lemieux se tenaient dans l’édifice d’Hydro-Québec à Montréal dans un local mis à notre disposition par le bureau du premier ministre. Je lui fixais un rendez-vous par téléphone. La première rencontre eut lieu dans l’après-midi du mardi 13 octobre. Il est difficile de relater en quelques lignes une réunion qui a duré plus de trois heures. Je livre donc les faits saillants qui sont ressortis de nos discussions. Nous avons, pour débuter et détendre l’atmosphère, parlé de sujets et d’autres. Puis je lui ai remis copie de la déclaration du 11 octobre 1970 faite par le premier ministre, laquelle nous avons examinée ensemble. Ensuite, je lui en ai lu l’extrait où était soulevée la question préalable et je lui ai dit : « c’est la partie la plus importante de la déclaration du premier ministre, car c’est là mon mandat. Je dois discuter d’abord de la question préalable que pose Robert Bourassa: comment allons-nous assurer la sécurité des otages? »  J’ai ensuite pris le document où étaient énumérées les demandes du FLQ pour vérifier quel était le mandat de Me Lemieux. J’ai commencé par la demande du montant de 500 000 $[2]. Je lui ai dit que je voyais mal le gouvernement Bourassa accepter de payer un tel montant au FLQ. Avait-il l’intention de discuter de cette demande? J’ai tout de suite vu que cette question le rendait mal à l’aise. Puis j’ai continué en lui demandant s’il avait un mandat des gars de Lapalme pour discuter de leur réengagement. (…) Le FLQ réclamait la libération de 23 prisonniers « politiques », avait-il un mandat pour représenter chacune de ces 23 personnes? Pour l’avion, ça ne me semblait pas un problème, mais le FLQ avait-il une entente avec l’Algérie ou Cuba pour accueillir éventuellement les prisonniers?

Me Lemieux n’a répondu à aucune de mes questions, mais avec cette dernière il s’est exclamé : « C’est au gouvernement du Canada de faire une entente avec l’Algérie ou Cuba. Vous avez un ministère des Affaires étrangères, alors communiquez avec ces gouvernements. » J’ai alors convenu que j’allais en faire la demande au gouvernement du Canada. « Il n’y a qu’une demande qui est importante, c’est la libération des 23 prisonniers, nous pouvons laisser le reste de côté », a-t-il déclaré. En ce qui concerne son mandat à l’égard des prisonniers, j’ai eu droit à un long exposé sur l’histoire du FLQ et sur ses objectifs, sur son expérience personnelle, sur ses relations avec les membres du FLQ. Cela a duré près de deux heures. Il me déclara qu’il connaissait certainement ceux qui avaient fait les enlèvements, mais il ne savait pas qui ils étaient. « Je connais tous les membres du FLQ, » me dit-il « et j’ai un mandat pour représenter tous les prisonniers. » Je l’ai écouté patiemment. Je n’ai pas appris grand-chose que je ne connaissais pas déjà dans son exposé sur le FLQ, mais à la fin de ce discours-fleuve, je me suis dit que j’avais devant moi une personne qui épousait totalement la cause du FLQ et les moyens utilisés, qu’il était probablement un membre du FLQ lui-même. Je n’en croyais pas mes oreilles, il s’imaginait qu’il pouvait faire chanter le gouvernement. Je n’ai pas soufflé mot, mais je trouvais que la rencontre avait assez duré. (…)

Je suis allé retrouver le premier ministre pour lui donner mes impressions sur la rencontre et lui faire un rapport sur les discussions et les ententes prises avec Robert Lemieux. « Seule la question préalable et la libération des 23 prisonniers 'politiques' demeurent sur la table, » lui dis-je. « Nous avons convenu de ne faire aucune déclaration publique. » Contrairement à ce que nous avions convenu, Robert Lemieux a donné une conférence de presse en soirée et y a déclaré, à ma surprise totale, que les négociations étaient rompues, qu’il considérait qu’il n’avait pas demandat pour discuter de la question préalable. Il ne m’avait prévenu de rien. J’ai appris ce revirement par la télévision et par la lecture des journaux le lendemain matin. Ça commençait plutôt mal, notre première entente venait de tomber à l’eau.

Parler directement aux ravisseurs

Toute une foule d’évènements s’est produite le jeudi 15 octobre. Cette « journée » a commencé à 10 h pour se terminer à 5 h le lendemain matin. Je fais ici le récit des évènements dont j’ai eu connaissance. Il faut dire qu’en plus de la crise des enlèvements, le premier ministre était occupé avec le conseil des ministres à mettre un terme à la grève des médecins spécialistes[3]. Ce fut donc une journée bien remplie.

Donc le 15 octobre au matin, j’ai téléphoné à Me Lemieux à Montréal. La conversation cette fois a été courte. « Vous m’avez dit hier que vous étiez d’accord pour continuer les discussions à Québec. Je suis rendu à Québec. Dois-je comprendre que vous avez encore changé d’idée? » Je lui ai demandé des comptes sur ses déclarations et ses agissements. Il m’a confirmé qu’il ne viendrait pas à Québec et a ajouté qu’il avait un entourage et que c’est cet entourage qui cette fois lui avait fait changer d’avis. Fin des explications. 

J’ai avisé le premier ministre qu’il était impossible de faire une entente avec Lemieux. « Il n’a pas de parole, il change d’idée après m’avoir donné son accord parce qu’il a un entourage et il est en plus un agent provocateur ». J’ai recommandé donc au premier ministre que nous nous adressions directement aux ravisseurs et de mettre nos cartes sur table. Le premier ministre m’a fait rencontrer le conseil des ministres et j’y ai fait un rapport sur les discussions avec Me Lemieux et l’impossibilité d’arriver à une entente quelconque (…). 

En soirée du 15 octobre, Me Robert Lemieux prononce un discours enflammé au Centre Paul-Sauvé. Le poing levé, il lance le slogan du FLQ : « Nous vaincrons ». En même temps, un auditoire de plusieurs milliers de personnes scande « FLQ! FLQ! » en appui à Me Lemieux. Si quelqu’un avait eu le moindre doute sur mon évaluation de Me Lemieux et sur les dangers de la situation, alors cette assemblée du jeudi soir venait de clore tout débat. (…) 

Mesures d’urgence 

Robert Bourassa m’informa plus tard qu’il avait décidé de demander l’utilisation de pouvoirs exceptionnels contenus dans la Loi sur les mesures de guerre pour donner suite aux demandes de la Sûreté du Québec. Je rencontre Me Julien Chouinard qui m’informe qu’il attend Me Marc Lalonde, qui va venir chercher la demande par écrit du premier ministre. Il m’a dit qu’il avait examiné la liste des personnes qui seront arrêtées, qu'il avait posé des questions à la Sûreté et qu’il avait informé le premier ministre des noms de personnes connues du grand public. Aucun des conseillers du premier ministre n’a, à ma connaissance, vu cette liste. Le secrétaire général du Conseil exécutif, le personnel du ministère du Conseil exécutif et du ministère de la Justice du gouvernement du Québec ont coordonné l’action policière avec celle du gouvernement. 

La mort de Pierre Laporte

Vers 21 h 30, le 17 octobre une nouvelle arriva disant que le FLQ avait diffusé un communiqué annonçant que Pierre Laporte avait été exécuté. Les désignations de Pierre Laporte comme ministre du Chômage et de l’Assimilation, l’apparition d’une cellule du FLQ du nom de Dieppe (Royal - 22e) m'apparut rocambolesque. La réunion prit fin abruptement. Je n’osais croire à cette information. J’avais entendu tellement de fausses rumeurs au cours des jours précédents, que je pris celle-ci avec un grain de sel. Nous étions tous convaincus que les terroristes n’oseraient pas mettre leurs menaces à exécution, mais je me souviens que Charles Denis était particulièrement inquiet.

Je suis rentré à l’hôtel Reine-Elisabeth de Montréal, où je logeais pour des raisons d’ordre pratique et de sécurité, depuis que j’avais été nommé comme représentant des autorités gouvernementales. Robert Bourassa, des membres du cabinet et plusieurs des conseillers du gouvernement y logeaient aussi pour les mêmes raisons. Tard en soirée le 18 octobre, un dimanche, il était encore impossible d’avoir une confirmation de nouvelle concernant Pierre Laporte. Les lignes téléphoniques étaient ou bien sans réponse ou bien occupées. J’ai donc ouvert la télévision et la radio dans ma chambre et j’ai passé les heures suivantes à écouter un poste après l’autre. Les informations sur la mort de Pierre Laporte arrivèrent après minuit. Tous les postes de radio locaux ne parlaient plus que de cela. Une autre nouvelle, non confirmée toutefois, m’apprenait la mort de James Cross. Son corps aurait été trouvé au nord de Montréal dans la municipalité de Rawdon. Puis la télévision, en langue anglaise, nous a confirmé la mort de James Cross. Ce fut une nuit blanche.

Le programme avait changé. On ne parlait plus, dans l’entourage du premier ministre, que de l’organisation de funérailles. Au cours d’une réunion sur ce sujet, à laquelle j’assistais, j’ai reçu un appel du ministère des Affaires étrangères du Canada me disant qu’il n’y avait aucune preuve du décès de James Cross. Claude Roquet qui dirigeait le groupe de travail du ministère me demanda si nous pouvions communiquer, avec les stations de radio et de télévision, pour les en informer. Une vérification auprès de la Sûreté du Québec me confirma qu’il n’y avait en effet aucune preuve de la mort de James Cross. Charles Denis était alors avec moi et, à ma demande, il s’est mis au téléphone pour communiquer avec les diverses stations de radio et de télévision locales pour qu’elles ne répètent pas cette fausse information. C’était une course contre la montre.

J’ai rencontré le premier ministre pour lui faire rapport des mesures que nous prenions et je lui ai mentionné que j’allais diffuser un nouveau communiqué pour dire que malgré le meurtre de Pierre Laporte, l’offre d’un sauf-conduit tenait toujours pour les ravisseurs de James Cross. Les conversations avec Robert Bourassa en certaines circonstances étaient courtes. C’était l’une d’elles, je savais quoi faire. Son accord fut immédiat. Tout au long de cette journée, j’ai trouvé Robert Bourassa calme et fataliste. Nous avions misé sur la conduite qui nous paraissait celle à suivre dans les circonstances. Elle n’avait pas donné les résultats escomptés. Il était inutile de revenir sur le sujet. (…)

Vous pouvez lire le témoignage intégral de Me Robert Demers sur son site.

[1] NDE Film réalisé par Gillo Pontocorvo en 1966 qui relate la révolte des Algériens du Front de Libération National contre les autorités françaises en 1957.

[2] NDE : À l’origine, les ravisseurs de Cross réclamaient, entre autres, le versement d’une rançon de 500 000$ en lingots d’or.

[3] NDE : Le 8 octobre 1970, les médecins spécialistes entament une grève pour protester contre certaines dispositions du nouveau régime d’Assurance-maladie.