Ma petite grand-mère - L'histoire de Victoria Arsenault

 
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Elle voulait tant se rendre jusqu’à 100 ans. Elle y est presque arrivée. Victoria Arseneault, mieux connue pour moi comme ma « petite grand-mère », est décédée le 22 mars 2018 à l’âge vénérable de 96 ans.

On lui avait diagnostiqué il y a plus de 25 ans de la maladie d’Alzheimer, une longévité incroyable dans la maladie, presque un record olympique. Bien entendu, elle ne reconnaissait plus ses proches dans ses derniers moments. Mais si elle avait pu, qu’aurait-elle reconnu du monde qui l’a vue naître dans la Gaspésie profonde, il y a presque un siècle ?

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La place des femmes

Même si elle n’aurait jamais revendiqué ce titre, je trouve que ma grand-mère était une féministe. Elle a divorcé par fierté dans les années 70, au moment où c’était encore très mal vu, et a pris le risque d’assumer seule sa vie sans aucune ceinture de sécurité financière.

Elle s’est toujours fait une fierté de son indépendance économique. Jeune, elle rêvait de fonder une entreprise de couture, mais la guerre a décidé qu’elle lui réservait un autre destin. Dans une autre époque, elle serait certainement devenue une super femme d’affaires. Elle a fini par se tourner vers l’immobilier et a acheté et vendu cinq propriétés au cours de sa vie, se faisant un honneur de toujours négocier et conclure les transactions elle-même, sans intermédiaire et sans profiteur. Elle ne s’est jamais enrichie, mais a toujours eu la fierté de ne compter que sur elle-même.

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Mais bon, ce n’était pas vraiment alors ce qu’on attendait d’une femme. Elle ne faisait même pas cinq pieds, mais elle a tout de même eu sept enfants, issus de dix grossesses. Le dernier est mort quand il était presque à terme, mais les curés, qui contrôlaient tout à l’époque, insistaient pour sauver le bébé mort plutôt que la mère, ce qui a bien failli la tuer.

C’était il n’y a que deux générations, mais même si ma petite grand-mère savait très bien ce qui se passait dans son corps ou pour le mieux de sa famille, elle devait argumenter pour dire qu’après tant de grossesses, elle s’y connaissait peut-être un peu mieux que ce médecin qui s’entêtait à vouloir sauver un fœtus mort parce que ainsi en voulait la religion. Quitte à produire sept orphelins.

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C’était une femme d’une extraordinaire générosité. Il y a plus de 15 ans, elle a confectionné une magnifique courtepointe pour chacun de ses 10 petits-enfants. Vous savez, ces couvertures aux motifs infinis et uniques, bien chaudes et bien lourdes, qui vous enrobent l’hiver de cette chaleur et de cette sollicitude toute maternelle qu’on ne vend dans aucun magasin. Moi, je la garde toujours et je suis sûr que c’est pareil
pour mes neuf cousins.

Aux funérailles, ma sœur a lu une lettre que ma petite grand-mère lui avait écrite lorsqu’elle avait 20 ans. Elle y parle de son quotidien en toute simplicité, partagé entre la couture, le jardinage, la cuisine, les marmelades ou l’observation des animaux. Après coup, j’ai remarqué que cette lettre était datée d’une semaine à peine avant le dernier référendum sur l’avenir du Québec. Pourtant, je suis certain que jamais, elle n’avait songé à parler de cette question, non pas parce qu’elle était ignorante ou stupide, mais simplement parce qu’elle était ailleurs.

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La machine à voyager dans le temps

Je me souviens qu’à la même époque, ma mère lui avait offert un répondeur tout simple en cadeau. Après des heures d’acharnement, elle n’a pu faire autrement que de baisser les bras et constater que jamais ma petite grand-mère ne pourrait faire fonctionner la machine. J’imagine que pour elle, on parlait aux gens seulement s’ils étaient présents pour qu’ils puissent répondre en retour. Ce qui m’a fait comprendre à quel point il fut difficile de reconnaître le monde dans lequel elle avait grandi, en Gaspésie dans les années 20, et le centre-ville de Montréal qu’elle a quitté presque 100 ans plus tard.

Moi, quand j’étais enfant et que je pensais au futur, à l’an 2000, ce que j’imaginais de plus incroyable était de pouvoir voir la personne avec qui on parle au téléphone. Aujourd’hui, un enfant de 5 ans peut faire ça avec des personnes sur trois continents, simultanément, dans une auto sans pilote.

Enfant, ma petite grand-mère ne connaissait pas le téléphone, vaguement la voiture et sûrement pas trois continents. Je n’essaie pas de dire qu’une époque est meilleure que l’autre. Je me demande surtout, dans un monde où tout change de plus en plus vite, ce que se rappelleront dans 100 ans ceux qui sont nés le jour où est partie Victoria Arseneault.

Au revoir, ma petite grand-mère.

Un texte de Mathieu Thériault

Victoria Arsenault | 26 janvier 1922 - 23 mars 2018

Père : Jean Arsenault
Mère : Clothilde Lepage
Frères : Alfred, Dosithé, Antonio, Adéodat, Bernard, Réal
Sœurs : Alfréda, Zita, Liza, Alice, Thérèse, Thérèse, Yvette
Enfants : Lise, Jacqueline, Colette, Philippe, Diane, Mireille, Jocelyne
Petits-enfants : Catherine Thériault, Mathieu Thériault, Benoît Gélinas, Simon Gélinas, Christian Gélinas, Ghislain Leblanc, Claudine Leblanc, Jessica Brien-Breton, Alexis Brien-Breton, Michael Brien-Breton
Ex-conjoint : Georges-Émile Brien

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