Amour, famille, courage - L'histoire de Solange Riopel

 
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Aimer. Toute sa vie, Solange a aimé, du fond du cœur, à sa façon et avec des élans toujours sincères. 

Elle a profondément aimé ses parents, Conrad et Rose-Ida, ainsi que les membres de sa nombreuse fratrie. 

Elle a tendrement aimé son mari, Guy Galarneau, et leurs quatre enfants : Josée, Diane, Benoît et Patrice. Vive et énergique, elle n’a jamais cessé de vouloir ce que la vie a de meilleur pour chacun d’eux. 

Solange s’est passionnée pour l’art et s’est émue de la beauté. Elle a très tôt révélé un talent pour la photographie, la mode, le piano, le dessin et la peinture. À la fin de sa vie, elle continuait de dessiner des paysages sur des serviettes de table avec les restes de son repas. Elle avait résolument une âme d’artiste, mais mènera la vie des femmes de son époque.

Amour, famille, et courage. Ces valeurs phares ont guidé cette femme honnête, lucide et fière qui ne s’est jamais laissé abattre, malgré les épreuves.

Née en pleine crise des années 1930

L’aînée des filles Riopel est née le 4 juin 1931, sur la ferme familiale[1], à Saint-Roch-de-l’Achigan. À cette époque, le Québec est secoué par une interminable crise économique[2]. Pour Rose-Ida, il est hors de question que son couple et ses futurs enfants vivent de la terre. La benjamine des Leblanc a vu ses sœurs aînées épouser des agriculteurs et juge qu’ils gagnent trop difficilement leur vie.

Solange n’a que quelques mois lorsque Conrad achète la boulangerie et la maison attenante appartenant à son beau-frère, Arcade Leblanc. Ce dernier souhaite plutôt faire l’acquisition d’une taverne, malgré les avertissements répétés d’Eugénie, son épouse, qui menace de le quitter s’il se met « à prendre un coup » !

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Solange grandira dans cette coquette maison en papier de briques rouges située en plein cœur[3] du village de Saint-Roch-de-l’Achigan[4]. Elle y coule des jours heureux, entourée de ses six frères et sœurs : Réal, Madeleine, Jean-Guy, Ghislaine, Jacques et Suzanne. 

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« Notre mère plantait des fleurs tous les étés devant la maison, décrit Madeleine[5]. Il y avait aussi la boulangerie, le hangar à moulée, le hangar à farine, l’écurie pour le cheval, le chariot à pain pour l’été et le chariot à patins pour l’hiver. » 

Dans cette famille, il y a des rires et de la joie. De ses grands bras immenses, leur père enlace souvent Rose-Ida. Solange est proche de son grand-frère Réal et de sa sœur Madeleine. Petites, elles sont inséparables et jouent dans la grande maison de poupées construite par leur père. 

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« Quand Suzanne est née, Solange trouvait qu’on était trop nombreux. Elle a dit à maman : On pourrait donner Suzanne aux voisins, les Tourangeau ont tellement d’enfants qu’ils ne s’en rendront pas compte” », raconte Jacques, que Solange surnomme affectueusement Ti-Jacques

Solange est très attachée à ce père doux et aimant qu’elle accompagne lorsqu’il va livrer le pain. Dans la voiture tirée par Ti-King, leur cheval qui connaît le trajet par cœur, l’homme très pieux encourage sa grande fille à réciter des chapelets et des rosaires[6]. Fervente pratiquante, mais un peu lasse des prières, Solange décide un jour de s’affirmer et dit à son père : « OK, j’embarque, mais on ne prie pas! »

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Dès l’aube, Conrad quitte la maison et parcourt des kilomètres pour livrer ses pains. Il rentre épuisé, mais toujours souriant. Tard le soir, Rose-Ida plie son tablier, tandis que son mari compte les recettes de la journée.

Bien coiffée et soigneusement vêtue, Rose-Ida accueille les clients à la boulangerie. Au village, seuls Conrad et le curé possèdent une voiture. Les parents de Solange ont le sens de l’entrepreneuriat. Très tôt, ils inculquent ces notions à leurs enfants. Chez les Riopel, il est tout à fait normal de discuter affaires à l’heure du souper. 

En plus de vendre du pain, Conrad vend aussi de la moulée aux cultivateurs de la région. Lorsque, des années plus tard, il met son commerce en vente, il offre gratuitement sa moulée aux visiteurs afin de créer de l’affluence autour de la boulangerie. 

Une élève travaillante et hyperactive

Solange fréquente le couvent de Saint-Roch-de-l’Achigan, tout comme ses cousines Alice, Monique, Claire et Rhéa avant elle. La fillette est marquée par l’éducation religieuse qu’elle y reçoit. Elle aime la vie au couvent, mais confiera plus tard à ses enfants avoir trouvé interminables, toutes ces heures passées à prier. 

« Pour passer le temps pendant la messe, son truc, c’était de compter toutes sortes de choses qu’elle voyait dans l’église. Une fois, en sortant de l’église, elle avait fait son signe de croix en disant : un, deux, trois, quatre…Solange trouvait ça très drôle », raconte Josée, sa fille aînée. 

Solange est frappée par la discipline de fer imposée par les religieuses et les injustices qu’elles infligent. Elle raconte avoir vu les petites filles pauvres s’humilier de devoir aller à la toilette dans les bécosses, à l’extérieur du couvent. 

L’école représente une grande source d’anxiété pour Solange qui, même si elle est brillante et appliquée, n’obtient pas les résultats scolaires souhaités. Malgré ses efforts et ses leçons apprises par cœur, elle double son année scolaire. Madeleine, qui fréquente la même classe, admire sa grande sœur. Elle se souvient d’une élève très intelligente, mais toujours pressée. 

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Solange peut heureusement compter sur la présence rassurante de Jeanne-Hélène. La sœur de Conrad devenue religieuse travaille au couvent de Saint-Roch comme surveillante. Solange passe de beaux moments avec sa tante. Leur complicité agace toutefois la mère supérieure, qui décide de muter sœur Jeanne-Hélène[7] dans une autre institution. Solange en sera bouleversée. Plusieurs décennies plus tard, elle pleure en racontant l’incident.

Très jeune, Solange développe une aversion pour la solitude et l’ennui. Elle prévient sa mère qu’elle refuse d’imiter ses frères et sœurs, en devenant elle aussi pensionnaire.

La musique comme refuge 

Dès ses six ans, Solange apprend le piano. À la maison, elle monopolise l’instrument de musique, qui représente pour elle une grande source de bonheur. Son répertoire est composé de chansons très connues à l’époque, notamment, Plaisirs d’amour et En veillant sur le perron.

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Solange joue du piano d’une manière saccadée en comptant nerveusement les temps. Ce qui lui ressemble beaucoup, diront plus tard ses fils, Benoît et Patrice.

« Quand il ne faisait pas beau, Solange jouait du piano. Nous, on chantait, se souvient Jacques. Je me rappelle une chanson qu’elle jouait : J’ai juré de t’aimer toujours. Je vais vous la chanter :

C’est en valsant un soir de mai

Que j’ai compris que je t’aimais

Il a suffi d’un hasard

Ou, qui sait, d’un regard

Dans la guinguette au bord de l’eau

Le clair de lune était si beau 

Et le printemps si troublant

Que sans attendre un seul instant

J’ai juré de t’aimer toujours… »

Adolescente, Solange s’intéresse également à la photographie. En accumulant patiemment ses allocations hebdomadaires de 10 sous, elle réussit à s’acheter un appareil photo. Des décennies plus tard, elle laisse une magnifique et imposante collection de photos d’époque qui témoignent de son indéniable sens de l’image.

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Mademoiselle Solange 

Conrad et Rose-Ida voient leurs sept enfants grandir et souhaitent leur offrir de meilleures opportunités d’emploi. Après mûre réflexion, ils décident de quitter la campagne pour s’installer en ville, à Montréal.  

En octobre 1944, un certain monsieur Trudel, achète la maison et la boulangerie. Solange a 13 ans lorsque toute la famille déménage dans un quartier du Centre-Sud de Montréal, dans un appartement à l’étage, sur la rue Plessis[8]. Cette période de transition semble difficile.

« Nous habitions dans un vieux quartier. Ce fut, je crois, les moments les plus pénibles de notre existence en famille, confie Madeleine. Le dimanche, nous revenions à Saint-Roch pour revoir notre maison, nos amis et prendre une grande bouffée d’air frais avant de repartir à la ville. » 

« En bas de chez nous, il y avait un restaurant. Du balcon, on voyait des souris dans la cour, ajoute Jacques. C’était pendant la guerre. Notre père travaillait à fabriquer des munitions. » 

En 1946, Conrad achète une épicerie sur l’avenue Papineau [9], en plein cœur du Plateau-Mont-Royal, le quartier ouvrier des romans de Michel Tremblay. La famille déménage par la suite à deux pas de là, dans une jolie maison aux colonnes blanches sur la rue Marie-Anne[10].

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Solange aime travailler à l’épicerie de son père comme caissière. Efficace et valorisée, elle apprécie le contact avec les clients et adore se faire appeler « Mademoiselle Solange ». C’est une jeune fille de bonne famille qui apprécie la politesse. 

Une carte de mode 

Les demoiselles Riopel ont la réputation d’être distinguées et toujours bien vêtues. Rose-Ida coud elle-même les vêtements de ses filles, dont les tenues sont toujours soignées. Solange aime beaucoup suivre la mode et influence ses plus jeunes sœurs. « Elle avait beaucoup de goût. Moi, je la copiais », avoue Madeleine. 

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Chaque année, Solange et ses sœurs suivent leur mère dans un défilé de mode. L’événement détermine les vêtements qu’elles se confectionneront pendant la saison. 

« Ces parades de mode se tenaient au Théâtre Saint-Denis. Maman n’en manquait pas une, relate Suzanne. Chez nous, il y avait trois machines à coudre. J’ai appris sur la Singer à pédale. Maman fabriquait notre garde-robe jusqu’à ce que les filles soient en âge de coudre. »

Solange porte fièrement ce qu’elle surnomme son « manteau m’as-tu-vu », un impressionnant vêtement d’allure léopard confectionné par les mains agiles de Rose-Ida.

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Le chalet de Bois-des-Filion

Afin de rompre avec la frénésie de la ville, Conrad achète un chalet à Bois-des-Filion. Le vendredi, après sa journée à l’épicerie, il s’y rend, avec sa femme et leurs enfants[11]. Ils y passent leurs étés et les week-ends. L’endroit deviendra plus tard un lieu mythique et rassembleur, où les futurs petits-enfants Riopel passent la plupart de leurs dimanches après-midi à se tricoter de précieux souvenirs : 

« Je me souviens de la plage Idéale, où les plus âgés comme moi se baignaient encore, décrit Diane. Le grenier du chalet, où s’entassaient des merveilles, me semblait-il… La chaleur étouffante de cet endroit d’où il fallait toujours redescendre avant d’en avoir fait le tour. Le jeu de croquet et Conrad qui tassait discrètement sa boule pour le prochain tour. Les sandwichs au jambon haché et la moutarde sucrée de Rose-Ida, les framboises de Conrad et j’en passe! »

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La rencontre d’un grand amour 

C’est à l’épicerie de son père que Solange fait la rencontre de celui qui deviendra son grand amour : Guy Galarneau. Tous les jours à la même heure, elle note qu’un jeune homme très distingué passe devant le commerce et, juste avant, elle court se mettre du rouge à lèvres. 

De son côté, Guy remarque cette élégante et jolie fille. Il invite Solange à l’une des activités qu’il organise pour la paroisse Immaculée-Conception. Leur première sortie a lieu à la cabane à sucre. 

Guy aime réfléchir et discuter. Il est séduit par la spontanéité, le charme et l’impulsivité de sa compagne. Les contraires s’attirent. Ils se fréquenteront durant deux ans. Une belle période pendant laquelle ils apprennent à se connaître. Leurs soirées se terminent souvent au snack-bar, où le jeune couple se partage une tarte aux cerises, la préférée de Solange. 

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Les amoureux se marient de manière solennelle dans la plus pure tradition de l’époque, le 24 juin 1955, jour férié de la Saint-Jean-Baptiste, afin de permettre à Solange de prendre congé de l’épicerie. Les photos témoignent du grand bonheur qu’ils éprouvent de commencer leur vie ensemble. Solange a 24 ans et Guy, 30 ans. Au lendemain des noces, il lui avoue qu’il a menti d’un an sur son âge parce qu’il se trouvait vieux!

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Devenir « popiétaire »

Les nouveaux mariés s’installent dans un minuscule appartement avec un salon-double sur la rue Cuvillier. Montréal est alors frappé par une pénurie de logements. Le 4 juin 1956, lorsque Josée, leur premier enfant, voit le jour, le poupon partage leur chambre. Trois ans plus tard, en 1959, naît leur deuxième fille, Diane. 

Solange trouve insensé de payer pour un aussi petit logement. « Ce n’est pas business », répète la digne fille de ses parents entrepreneurs. Elle devient obsédée par l’ambition de devenir propriétaire, à tel point que, toute petite, Josée répète qu’il faut absolument être « popiétaire ». 

Pour sa part, Guy vient d’un milieu modeste et n’est pas aussi ambitieux que sa jeune épouse. Son père, Arthur Galarneau, était propriétaire d’une fonderie. Il a tout perdu pendant la crise en prêtant à ses voisins pour qu’ils puissent s’acheter une voiture, alors que lui-même n’en possédait pas. 

Petit dernier d’une famille de 11 enfants, Guy raconte avoir littéralement mangé « de la soupe à l’eau ». C’est un enfant à la santé fragile. Sa mère meurt lorsqu’il a 17 ans. Puisque son père ne sait pas tenir maison, il va vivre chez sa fille Jeanne, sur la rue Gauthier. À l’époque de sa rencontre avec Solange, Guy dort sur un petit lit en fer, dans le couloir d’un logement de la rue Dorion[12] loué par son frère Jean-Louis, qui vient tout juste de se marier. 

« Guy aurait voulu être pharmacien, explique Diane, mais il a eu une pneumonie et a dû abandonner ses études. Au début de leur mariage, il vendait des produits Heinz, mais mon père voulait être son propre patron et avoir un meilleur emploi. Il s’est donc mis à vendre de l’assurance vie. Les débuts ont été difficiles. Il devait faire du porte-à-porte pour vendre de l’assurance vie à des gens qui n’avaient même pas de plancher et ça l’écœurait. Ma mère le soutenait et l’encourageait à persévérer. Les choses se sont mises à bien aller quand il a commencé à vendre de l’assurance générale. »

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S’endormir au son des éclats de rire 

Même si Guy et Solange sont issus de cultures familiales différentes, ils se complètent bien. Elle est un puissant moteur pour son mari. Diane a six mois lorsque le couple devient enfin propriétaire d’un bungalow, à Laval-des-Rapides[13]. La famille s’agrandit avec la naissance de Benoît, en 1963 et de Patrice, en 1971.

Guy installe son bureau de courtier d’assurance au sous-sol de la résidence familiale. Solange devient sa secrétaire. Le matin, il travaille de la maison et, après le dîner en famille, il va rencontrer ses clients. Le mercredi soir, le couple confie les enfants à une gardienne et va au cinéma. Ils voyagent aussi en amoureux, en Europe. On sent beaucoup de tendresse entre eux.  

« Le soir, mes parents s’assoyaient ensemble et mangeaient une toast, relate Patrice. Ma mère était heureuse avec mon père. Ils avaient beaucoup d’amis, les Forest et les L’Archevêque. Je la revois rire et s’amuser quand elle recevait. Elle était belle à voir ! Elle écoutait une histoire, prête à rire. Et ça riait. Et moi, je m’endormais le soir au son des éclats de rire. » 

La fille aînée des Riopel demeure très attachée à ses parents et à sa famille. Elle passe de longs moments, assise par terre sur le tapis à parler au téléphone avec Rose-Ida et Madeleine. Très ricaneuse, Solange s’amuse beaucoup à imiter les gens avec sa sœur. 

« Elles avaient une grande complicité, souligne Josée. C’était plus que deux sœurs : c’était deux âmes sœurs. Madeleine était l’adoration de Solange. »

« Il faut que je t’aide. Tassez-vous de d’là! »

Solange a un sens inné de la famille et de l’entraide. C’est une mère souriante et aimante. 

« Quand j’embarquais dans mon lit, le soir, dans mes draps propres, je me disais que ma mère m’aime, qu’elle prend soin de moi, confie Benoît. Elle s’assoyait à côté de moi, elle me dorlotait, elle me faisait faire une prière. C’est des bons souvenirs. »

Solange prend soin des siens. Elle ne ménage jamais ses efforts pour les défendre et les aider, quoi qu’il arrive.

« Une qualité que j’appréciais chez ma mère, c’est qu’elle était organisée et fonceuse, ajoute-t-il. Il me manque un poêle? Elle en trouvait un! Comme si elle disait : ” Il faut que je t’aide. Tassez-vous de d’là! ” »

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Femme entière au cœur tendre, Solange ne connaît pas la demi-mesure et ne s’encombre pas des nuances. C’est une mère qui dit tout haut ce qu’elle pense. Elle s’inquiète souvent pour ses enfants, qu’elle adore d’un amour parfois maladroit.

« On peut mettre en doute les moyens qu’elle prenait, mais jamais l’intention, souligne Patrice. Solange, c’est un diamant brut, avec sa beauté et ses défauts. Elle avait des élans d’affection. Elle nous aimait, ça, c’est tellement sûr! » 

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Occupée à mille besognes

Solange s’occupe de la maison, du bureau et des enfants, sans perdre de vue ses ambitions de réussir. Avec Guy, elle fait l’acquisition de deux maisons à Longueuil et pousse pour en acheter une troisième. 

« Ma mère aimait les maisons, observe Josée. Elle disait que, si elle avait été un homme, elle aurait été entrepreneur en construction. Elle aimait visiter les maisons. Dans notre famille, on aime aussi les maisons, notre nid et être confortable. »

Toujours occupée à mille besognes, Solange s’intéresse à l’artisanat et trouve du temps pour s’adonner à la peinture. Avec sa sœur Madeleine, elles se donnent rendez-vous tous les jeudis à l’atelier Ombres et lumières, un lieu où elles peignent entre amis. De son côté, Guy chante à la chorale de l’église. Le soir du 24 décembre, c’est à lui que l’on confie le traditionnel Minuit, chrétiens

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En fier nationaliste qu’il est, Guy refuse de dépenser son argent aux États-Unis lors des vacances estivales. Il préfère organiser des virées en famille en Gaspésie et au Lac-Saint-Jean. Lorsque Solange est enceinte de Patrice, la famille visite le barrage hydroélectrique Manic 5. Les enfants se souviennent des longs trajets en voiture l’été. 

« Mon père était très politisé, se rappelle Diane. À table, il discutait avec Josée. Ma mère parlait peu. À 19 ans, pour attirer l’attention, j’ai commencé à dire que j’étais communiste. C’est là que mon père s’est mis à m’écouter. » 

Solange trouve important qu’une jeune femme ait un cavalier et se marie. De l’avis de ses filles, elle insiste un peu trop sur le sujet. Leur mère aime aussi l’amour et les confidences. À Josée, qui a un nouvel amoureux, elle dit souvent : « Josée, viens me conter ça. » Elle donne aussi son avis. Lorsque Georges entre dans la vie de son aînée, Solange approuve ce choix : « Ça serait mieux avec le professeur », tranche-t-elle[14].

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Faire face malgré la peine

Patrice n’a que deux ans lorsque Guy découvre qu’il est atteint d’un cancer du col de la vessie. Solange est dévastée, mais garde le fort. Tout au long des 10 années que durera la maladie de son mari, elle est dévouée et le soigne. Les enfants se rappellent avoir vu leur mère s’exercer à donner des piqûres dans une orange. Elle tient à garder Guy à la maison jusqu’à la fin et fait installer un lit d’hôpital. 

« Solange était forte. Elle faisait face, malgré sa peine, décrit Diane. Sa peine me faisait de la peine. Elle tenait le bureau à bout de bras. Elle voulait le vendre avant que les clients quittent et que ça ne vaille plus rien. Elle avait un côté lucide; elle ne perdait pas le nord. »

Guy meurt le 24 avril 1983, à 16h40. Il a 57 ans. La peine de Solange est immense. Pendant des années, elle ne pourra en parler sans pleurer. 

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Briser la solitude 

Solange déteste encore et toujours la solitude. Pour elle, partager sa vie avec un compagnon est essentiel. À l’été 1984, elle fréquente Gérard Besner, qu’elle a rencontré dans un groupe d’amis. C’est un homme bon et loyal qui, lui aussi, vient tout juste de perdre sa femme. Solange l’épouse un peu plus d’un an après la mort de Guy. Le couple s’installe à Anjou. 

« Quand Gérard est arrivé dans la vie de ma mère, je le trouvais cool parce qu’il portait des running shoes, se souvient Patrice, qui avait 13 ans à l’époque. C’était un humaniste, un homme sensible au partage, à l’équité et à la justice. » 

Patrice est témoin des récits de Gérard, qui a vécu la Seconde Guerre mondiale de l’intérieur. 

« Il était au front, a perdu des amis, s’est fait tirer dessus, s’est caché dans une ferme. Ça l’a beaucoup traumatisé, il en tremblait encore. J’ai vu une photo de lui sur l’esplanade du Trocadéro à Paris avec le Régiment de la Chaudière. »

Solange veut créer de bons moments avec ses enfants. Elle achète un chalet à Sainte-Agathe-des-Monts, dans les Laurentides. Le couple a du plaisir, fait des voyages et apprend la danse sociale. L’union durera 20 ans. En 2003, Gérard meurt d’un cancer des os. 

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La mémoire qui s’étiole

Solange oublie. Au début, elle oublie de petites choses. Puis, peu à peu, les mots et les souvenirs se dérobent. Elle fait répéter ses interlocuteurs. Son entourage s’inquiète. 

Lorsqu’elle apprend qu’elle est atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle se sent triste, mais se montre lucide. Elle qui exècre la solitude se voit condamnée à la vivre intensément : « Je vais être seule, coupée des autres », confie-t-elle à sa fille aînée. 

« Après, le déni s’est installé, explique Josée. C’est une maladie d’enfermement. Solange réussissait à se faire aimer et à créer des ponts autour d’elle. Elle aimait communiquer. » 

Solange est digne et forte dans la maladie. Elle se lie d’amitié avec Laurent Ouellet, un compagnon de l’atelier de peinture. Cet homme doux et sensible l’accompagne dans la maladie avec tendresse et compassion. Une belle amitié amoureuse se développe entre eux. 

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« Solange a choisi Laurent pour sa douceur, croit Patrice. C’était une belle personne, il a offert à ma mère un atterrissage en douceur. On a revu maman heureuse. C’était un amoureux devenu son aidant. Malade, Solange cherchait Laurent; c’était son port d’ancrage, sa référence. » 

Laurent sait que Solange a besoin de lui, mais il tient à préciser : « ...Mais moi aussi, j’ai besoin d’elle! » Il a pris soin de Solange pendant 10 ans, avant qu’un AVC n’affecte son cerveau. Il est mort le 8 mai 2017. 

La maladie de Solange progresse. Elle doit quitter son condo à Anjou pour aller vivre dans une résidence supervisée, puis en CHSLD. 

« Pendant la maladie, je lui disais : “ Fais-moi un clin d’œil “ et elle me faisait un clin d’œil nerveux. C’était sa façon de me dire qu’elle m’aimait », dit Benoît. 

Solange garde la mémoire du cœur et son âme d’enfant. Elle attrape les moments doux de la vie et sait apprécier les petits bonheurs éphémères. Elle a beaucoup d’affection pour Aline, une accompagnante dédiée et généreuse.

Au CHSLD, elle tisse aussi des liens précieux avec une autre accompagnante, Judith, une personne aimante et stimulante. Tout le monde aime « Madame Solange », qui a le don de charmer et de complimenter le personnel. Elle est émouvante lorsque, malgré les pertes cognitives, elle apprécie tout ce qui est fait pour elle. « Même Alzheimer au coton, elle détectait la sincérité et ne se trompait pas », tranche Josée. 

À une préposée, Solange s’exclame : « T’es tellement belle. » À la coiffeuse, elle lance : « Vous faites donc bien ça. » 

Et après une chirurgie pendant laquelle on lui retire des points, elle déclare : « Merci beaucoup, tout le monde! »

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Avec la mémoire qui s’étiole, Solange revit son enfance. Elle se voit être de nouveau la petite fille de Saint-Roch qui court dans les couloirs du couvent avec ses amies. À ses yeux, tous les immeubles sont des couvents. Sur la terrasse de sa dernière résidence, elle compte les étages de l’immeuble et dit à Josée : « C’est un grand couvent! »

Un jour, en feuilletant un livre de photos sur Paris, Solange devient soudainement très émue devant la beauté des monuments. En refermant le livre, elle déclare que c’est le plus beau livre qu’elle ait jamais vu. Le souvenir de ses voyages en Europe semble avoir élu domicile dans un coin de sa mémoire. L’art se fraie aussi un chemin jusqu’à elle. Malgré la maladie, Solange joue du piano presque jusqu’à la fin de sa vie. Sur les murs de sa chambre, il y a trois de ses aquarelles. Ce sont les derniers objets personnels qu’elle a conservés. 

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Le 2 mai 2020, à 88 ans, Solange s’éteint doucement à l’Hôpital Sainte-Anne, à Montréal. Les jours précédant sa mort, malgré des restrictions liées à la pandémie[15], elle reçoit la visite de chacun de ses enfants. Présente dans leurs pensées et dans celles de ses petits-enfants, elle continue de les aimer à travers le souvenir d’un rire, d’un clin d’œil ou de quelques notes de piano. 


[1] La première résidence de Rose-Ida et Conrad Riopel à Saint-Roch-de-l’Achigan était située au 519, chemin du Ruisseau- Saint-Jean Sud. Cette maison de ferme existe toujours. 

[2] La crise économique des années 1930 débute avec le krach de 1929. C’est un choc économique et social aux répercussions mondiales. En 1931, le gouvernement fédéral et les provinces mettent sur pied plusieurs mesures, dont l’aide financière pour l’alimentation, l’habillement, le logement et le combustible des nombreux chômeurs. 

[3] La maison, qui n’existe plus, était située au 1072 de la rue Principale.

[4] Saint-Roch-de-l’Achigan est situé dans la région de Lanaudière, à 40 km au nord de Montréal. La municipalité agricole compte de nombreuses fermes maraîchères, céréalières et d’élevage.

[5] Extrait des notes de Madeleine Riopel. 

[6] Le rosaire compte quatre séries de chapelet, ces prières récitées de manière répétitive.

[7] Sœur Jeanne-Hélène travaillera comme surveillante au Collège Eulalie-Durocher de Saint-Lambert, sur la Rive-Sud de Montréal. 

[8] Au 1835 de la rue Plessis.

[9] Au 4372 de l’avenue Papineau.

[10] Au 1855 de la rue Marie-Anne. 

[11] Le chalet, situé au 10 de la 44e Avenue, était verrouillé avec un simple cadenas. Suzanne se souvient encore de la combinaison : 11-52-25. « On ne s’est jamais fait cambrioler! »

[12] Au 4057 de la rue Dorion.

[13] Au 264 de la 5e Avenue.

[14] Solange référait alors à Georges, le conjoint de Josée, qui avait une charge de cours à l’UQAM au début de leurs fréquentations.  

[15] À partir de mars 2020, le Québec est frappé par la pandémie de COVID-19. Des milliers de personnes mourront seules en raison de l’interdiction de visite imposée aux proches. Le virus fait plus d’un million de morts à travers le monde, mais n’affectera pas Solange, qui meurt d’une pneumonie par aspiration. 













 







 
Isabelle Maher